Dans sa bibliothèque de recueils de recettes de cuisine, Daniel Spoerri jette un éclairage artistique sur les abats comme élément essentiel du processus de transformation de la nourriture.
Par Carla Gehler
La fascination pour la viande et les abats transparaît dans les découvertes culinaires de Daniel Spoerri dès le début des années 1960. C’est alors que, dans une triperie parisienne, il achète pour la première fois des testicules de taureau en croyant qu’il s’agit de reins, trompé par l’appellation « rognons blancs ». Par la suite, il découvre en Grèce une soupe aux tripes de l’agneau pascal (maïriza), consommée après le jeûne strict du carême, et, en Bretagne, la coutume du boudin de Noël. Dans un ouvrage pseudo-scientifique, la « Dissertation sur le ou la Keftédès » (rédigé entre décembre 1966 et janvier 1967 sur l’île de Simi, en Grèce), il traite sous une forme littéraire la valorisation des restes de viande par la confection de boulettes de viande.
Des recettes viscérales
Dans sa « Rezeptmappen-Bibliothek » (bibliothèque culinaire), publiée entre 1984 et 1990 chez Francesco Conz à Vérone, Daniel Spoerri présente diverses façons de préparer les abats en jouant sur différentes combinaisons de textes et d’images. Spoerri a rassemblé et rédigé les recettes, tandis que les illustrations sont dues à plusieurs artistes de ses amis : Fritz Schwegler, Roland Topor, Bernhard Luginbühl, Katharina Duwen, Alfred Hofkunst, Bernhard Johannes Blume, Sabine Schroer, Christian L. Attersee, Dieter Roth et Karl Gerstner. Cette « Bibliothèque » ne constitue pas une collection de livres de cuisine traditionnels, qui serait structurée selon des catégories habituelles telles que entrées, plats principaux et desserts. Ici, les recettes sont classées par organes et par parties du corps, car Spoerri entend mettre en valeur l’animal entier, avec tous ses organes. Après le premier volume, où l’auteur propose ses recettes de soupe préférées, les volumes suivants sont donc consacrés aux recettes à base de tripes, de sang, de poumons, de langue, de testicules, de cervelle, de pieds et de graisse.
Daniel Spoerri est lui-même un collectionneur passionné de livres de cuisine. Son intérêt ne portant pas exclusivement sur les diverses manières d’apprêter les mets, il est particulièrement attentif aux aspects relevant de l’histoire culturelle. Il est frappé par le fait que, du point de vue socioculturel, consommer un animal entier peut revêtir une signification particulière. Ainsi, les abats jouent souvent un rôle important dans les rituels et les cérémonies. Dans beaucoup de cultures, on considère que la cervelle fortifie l’esprit et le corps, et les testicules sont supposées avoir une vertu aphrodisiaque. Dans la culture européenne, par contre, certaines parties du corps animal commencent à être jugées non comestibles dès le début du XXe siècle, souvent pour des raisons d’hygiène. Aujourd’hui, on commence à respecter davantage les animaux et l’on tend à nouveau à valoriser l’animal entier, de la tête aux pieds.
Cycle de digestion et cycle vital
Pour Daniel Spoerri, s’occuper de la nourriture, c’est s’occuper de la vie, manger étant un besoin fondamental de l’être humain, puisque « nos deux pulsions les plus fortes sont celle qui nous pousse à nous conserver et celle qui nous pousse à nous reproduire [...] ». Or, lorsqu’on transforme des abats en plats cuisinés, des estomacs et des intestins en tripes et saucisses, on consomme précisément les organes qui sont eux-mêmes à la base de la digestion des aliments. C’est ce cycle qui est au centre du film « Resurrection » (1969, imaginé par Daniel Spoerri et tourné par Tony Morgan), qui l’illustre à rebours : s’ouvrant par un gros plan sur des matières fécales humaines, produit final de la digestion, le film remonte jusqu’à la vache ressuscitée dans son pâturage, en passant par les intestins, le steak sur l’assiette et le morceau de viande crue à la boucherie.
En fin de compte, le morceau de « bonne viande » a été digéré de la même manière que les tripes, qui sont elles-mêmes une partie de l’appareil digestif. Dans sa bibliothèque de recueils de recettes, Daniel Spoerri place au centre de l’attention des abats que nombre de consommateurs jugent de moins bonne qualité que la « bonne » viande rouge, incitant ainsi à méditer sur la valeur de la viande.
Daniel Spoerri, né en 1930 à Galati, Roumanie. Après une formation de danseur débutée en 1949 et différents projets de danse, de chorégraphie, de mise en scène et d’édition, l’autodidacte se lance dans une carrière de plasticien à partir de 1960. Cette même année, il est membre fondateur du groupe d’artistes Les Nouveaux Réalistes et acquiert une renommée internationale avec ses Tableaux-pièges. Au cours de la décennie, il fait sa place comme artiste culinaire et fonde le Eat Art.
Bibliographie et sources
- Daniel Spoerri: Rezeptmappen-Bibliothek, hg. von Francesco Conz, 1 Kasten auf Rollen und 10 Rezeptmappen, Verona/Uebersdorf 1984–1990
- Daniel Spoerri: Dissertation sur le ou la Keftédès, in: Daniel Spoerri (Hg.), Le Petit Colosse de Simi, Il piccolo colosso di Simi, Der kleine Koloss von Simi, No. 3, The Nothing Else Review, réd. en chef et garçon de courses: Daniel Spoerri, Selbstverlag [Auslieferung Galerie Bruno Bischofberger], Simi 1967
- Daniel Spoerri: J’aime les kéftèdes, Paris: Forcalquier, Edition Robert Morel 1970
- Daniel Spoerri: Gastronomisches Tagebuch. Itinerarium für zwei Personen auf einer ägäischen Insel nebst einer Abhandlung über den oder die Keftedes, Neuwied/Berlin: Luchterhand Verlag 1970
- Leda Cempellin: Eat Art: beyond food, in: dies.: The Ideas, Identitiy and Art of Daniel Spoerri. Contingencies and Encounters of an ‘Artist Animator’, Wilmington Delaware: Vernon Press 2017, p. 111–140
- Cecilia Novero: Daniel Spoerri’s Gastronoptikum, in: dies.: Antidiets of the Avant-Garde. From Futurist Cooking to Eat Art, London: University of Minnesota Press 2010, p. 145–208
- Utz Jeggle: Runterschlucken. Ekel und Kultur (1997), in: Kikuko Kashiwagi-Wetzel, Anne-Rose Meyer (Hg.): Theorien des Essens, Berlin: Suhrkamp 2017, p. 396–412
Pour en savoir plus
Nose to tail: du museau à la queue
Dernière modification 10.05.2021
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