Le penseur et le dandy
par Denis Bussard
Ce buste de Socrate reposait il y a peu dans un petit appartement de la rue Oudinot à Paris, sur la moquette rose passé de Roland Jaccard. La présence du philosophe grec chez l'auteur de Cioran et compagnie (2004) a de quoi surprendre. Et pour cause : Jaccard s'est plutôt choisi comme maîtres Schopenhauer et Benjamin Constant, et cite de préférence Marc Aurèle et Sénèque. L'origine de la statue atteste d'ailleurs qu'il ne s'agit pas d'un modèle philosophique délibéré : ce buste lui fut offert par son père pour ses vingt ans. On cherchera donc en vain trace de la philosophie de Socrate sous la plume de Jaccard : le nihilisme de l'écrivain ne fait guère bon ménage avec l'éthique du philosophe. Le père de Roland Jaccard lui-même se disait « plutôt spinoziste, tendance Alain » et « préférait les anecdotes aux systèmes et les aphorismes aux argumentations ». Les préoccupations socratiques paraissent donc bien étrangères aux Jaccard père et fils...
C'est donc du côté de l'homme, du personnage de Socrate qu'il faut chercher : le philosophe choisit de boire la cigüe au terme de son procès ; Alfred Samuel Jaccard, diplomate et professeur lausannois, mit volontairement fin à ses jours quand il jugea la vie insupportable, offrant à son fils une dernière leçon de courage et de dignité. Il donna également très tôt à Roland les moyens et le goût de la liberté comme de l'introspection - faisant écho au « connais-toi toi-même » antique. Cela passera notamment par un strict apprentissage de la lecture et de l'écriture : dictées quotidiennes durant l'adolescence et incitation à tenir un journal intime dès l'âge de douze ans. Les effets ne tardèrent pas : un premier article dans La Gazette littéraire à quinze ans, une thèse consacrée à La Pulsion de mort chez Mélanie Klein en 1971, suivis dans les années 1980 d'une Histoire de la psychanalyse et d'études consacrées à Freud et à la folie. Jaccard publiera également, dès les années 1970, des essais (L'Exil intérieur, 1975) mais aussi des textes à caractère autobiographique (Un jeune homme triste, 1971) et des extraits de son journal intime (L'Âme est un vaste pays, 1984). Encouragé par son père à sonder sans répit son propre être, sans se dissimuler, Roland Jaccard poursuivit la vocation paternelle avortée : être écrivain. A-t-il réussi ? A-t-il atteint le but qu'il s'était fixé ? Le réconfort éprouvé face à la statue et la satisfaction supposée de son père lisant ses livres le laissent penser (Sexe et sarcasmes, 2009) ; mais un expert en auto-dénigrement tel que Roland Jaccard ne saurait l'avouer trop explicitement.
Socrate peut aussi représenter, de manière métaphorique, l'héritage philosophique et la tradition culturelle occidentale qui nourrissent la pensée de Jaccard. Parmi les « grands Hommes » qu'il convoque, et avec lesquels il discute constamment dans son oeuvre - allant jusqu'à converser avec des revenants le temps d'un dîner - figurent quantité de représentants de la Mitteleuropa : Nietzsche, Freud, Weininger ou Wittgenstein bien sûr, mais surtout Arthur Schnitzler, Karl Kraus, ou Peter Altenberg. Roland Jaccard se reconnaît d'ailleurs des traits de caractère communs avec ces éminentes incarnations du « génie viennois » (patrie d'origine de sa mère) : « un mélange de nostalgie et de mondanités, de mélancolie et de dérision, d'hypocondrie et de sensualité » (Journal d'un homme perdu, 1995).
Le petit squelette, légué aux ALS en même temps que le buste du philosophe, illustre à merveille cette dualité - cette duplicité dirait sans doute Jaccard. Le co-auteur du Manifeste pour une mort douce (1992) prône le suicide, autant par conviction que par provocation, et invite les Hommes à se (ré)approprier leur mort et à disparaître dignement - le noeud papillon qui orne le cou de la figurine est là pour le rappeler. Mais ce petit squelette-dandy n'en reste pas moins un jouet, qui se rit de « l'esprit de sérieux » dénoncé sans répit par Roland Jaccard, apôtre de la frivolité, de la désinvolture, et de la légèreté, « seule manière d'aborder les choses graves » (Ma vie et autres trahisons, 2013). Aux hivers studieux succèdent ainsi les étés légers... Au programme : palaces, piscines, parties d'échecs et de ping-pong, rencontres amicales au Café de Flore, restaurants japonais et historiettes intimes, le tout rassemblé dans des ouvrages aux titres évocateurs : Une fille pour l'été (2000), Journal d'un oisif (2002), ou Sugar babies (2002).
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