«Les choses perdent leur objectivité et nous envahissent vertigineusement»

En 1966, l’historien de l’art et essayiste Michel Thévoz a pris part à une expérience sur les effets du L.S.D. dont les répercussions apparaissent ensuite dans plusieurs textes aux conclusions paradoxales.

Par Vincent Yersin

«[…] c’est un corps sans poids intérieur, sans équilibre, dépourvu de cette sensibilité intérieure qui me sert normalement de référence […]. C’est la chambre qui respire avec moi, l’espace a la chaleur et la mollesse de ma chair, tout m’enveloppe.» C’est à Michel Thévoz, futur directeur de la Collection de l’Art Brut, que l’on doit cette description parue dans une revue estudiantine en 1966 et titrée «Sous l’effet du L.S.D.». Quelques années plus tard, ennuyé par un juge à la suite d’une conférence prononcée à l’école de police sur les effets des drogues, Thévoz demande un certificat médical attestant rétrospectivement du caractère scientifique de cette prise d’hallucinogène. Le psychiatre Aldo Calanca, qui avait dirigé cette étude, se fend alors d’une attestation: «[…] Monsieur Thévoz […] est intéressé à tout ce qui touche des activités artistiques […]. Son champ d’intérêt s’étend également aux drogues hallucinogènes, et s’il s’est soumis à une expérience dite ‹psychédélique›, ce n’est pas dans le cadre d’un comportement toxicomaniaque, mais bien dans un but de recherche.»

Thévoz LSD
Certificat médical de l'hôpital de Cery (09.12.1970) et feuillets du tapuscrit de «Sous l’effet du L.S.D.» (1966); Photo: BN, Simon Schmid

Près de 20 ans après cette expérimentation in vivo, dans «Art, folie, L.S.D., graffiti, etc…» (1985), Michel Thévoz republie, au chapitre intitulé «Il n’y a pas d’art psychédélique», cette «relation […] naïve», non sans la mettre en perspective. En italique, et sans retranchements majeurs, si ce n’est une phrase laissant entendre que l’expérimentation a aussi pris place pour partie dans l’espace public («Dans la rue, je m’adresse sans retenue à des passants comme s’ils étaient des pantins.»), ce compte rendu occupe la majeure partie d’un texte qui aborde la problématique de la drogue sous un angle tout à la fois esthétique et politique. Pour l’artiste, d’abord, les substances ne seront d’aucun secours et, si elles interviennent dans la création, ce sera toujours comme thème, comme sujet, jamais en tant que cause de l’activité plastique ou littéraire. L’originalité ne saurait être la conséquence d’un élément extérieur. Au contraire, l’artiste doit trouver en lui-même «son stupéfiant personnel qui le déprend de l’attitude pragmatique requise par la vie sociale et qui trouble l’évidence aveuglante de la vision coutumière.». 

Ce qu’il est convenu de nommer l’«art psychédélique» se signale d’ailleurs par sa nullité et procède d’une forme d’appropriation culturelle des pratiques enthéogènes. Cette inefficience sera précisée par Thévoz dans «L’art comme malentendu» (2016): «[…] la nécessaire alternance de la conscience et de l’inconscience dans le processus créateur explique l’inefficacité avérée des drogues, du moins dans la culture occidentale. En effet, on aurait pu penser que les psychotropes neutralisent cette satanée conscience censée inhiber la créativité. […] [les] œuvres procèdent plutôt, et paradoxalement, des lendemains qui déchantent, c’est-à-dire, décidément, de la phase lucide de l’oscillation…» Sans autre effet que celui de susciter le goût de l’interdit, rien ne justifie pour l’auteur la pénalisation des toxiques. Dans le texte de 1985, c’est plutôt le monde dans son ensemble qui apparaît abruti par les médias de masse: «la société de consommation est structurellement toxicomane, […] elle assigne à la drogue un statut institutionnel, donc foncièrement contraire à la créativité». L’usager, en position d’«illégalisme flagrant [et] contrôlé», devient un bouc émissaire tout désigné; doté d’un rôle très pratique, il incarne la «manière ‹correcte› d’être déviant».

Cette réflexion, contre-intuitive comme souvent chez Thévoz, court ainsi sur cinquante ans: 1966–2016. De cette expérience d’une conscience modifiée, peut-être fondatrice, un aspect doit être retenu, celui qui « aide à comprendre, par défaut, à quel point la perception est une structure, une activité d’organisation, de comparaison, de mise en rapport d’objets qui se définissent l’un par l’autre. »

Ce qui est dit ici de la perception, Thévoz n’aura de cesse de l’appliquer au domaine de l’esthétique, en portant son regard sur les phénomènes faisant jouer ses limites : tatouage, graffiti, folie, pulsion de mort, laideur, etc…

Michel Thévoz (*1936) est historien de l’art. Fondateur de Collection de l’Art Brut à Lausanne, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages volontiers polémiques. Son dernier livre, paru en 2022, est consacré à Hans Holbein.

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Dernière modification 01.06.2023

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