En mai 2011: Agota Kristof

« Cette langue, je ne l'ai pas choisie » 
Cette Berceuse au lyrisme cruel porte la double mémoire d'une œuvre hongroise perdue et de sa reconquête transmuée en français. Si la jeune Agota Kristof - elle a 21 ans lors de sa fuite - a dû abandonner ses premiers manuscrits en Hongrie, elle continua à composer des poèmes hongrois lors de ses premières années d'exil, avant que peu à peu le français, « vampire » de sa langue maternelle, ne devienne sa langue d'écriture. Elle dit avoir retranscrit de mémoire certains de ses poèmes hongrois de jeunesse, avant de les traduire elle-même en français, des années plus tard. Cette Berceuse en fait partie et son manuscrit se trouve dans une liasse de textes mêlant pièces de théâtre, amorces de nouvelles et poèmes remontant, pour ceux qui sont datés, au tout début des années 80.
 

Berceuse
Fais ton lit et couche-toi
et regarde par la fenêtre
comment grandissent* au-dehors
le printemps et la tristesse
le ciel n'est qu'un immense
chagrin bleu
et les arbres éclatent de sanglots
à chaque éclosion de fleurs.
Toi, ne pleure pas, enlève tes habits
enlève ta vie,
élance-toi nue, et réjouis-toi
 d'être seule
dans le printemps
dans le ciel dans les arbres
dans la lumière
réjouis-toi de ne pas te lever
plus parler, plus répondre
plus marcher.
Ne pense pas au froid ne bouge pas
sur ton corps blanc
le soleil descendra
quand les maisons d'en face
seront démolies
et aussi les cheminées et
les antennes de la télévision.


  *naissent remplacé par grandissent


 

«Points de vue» en juin 2011 : Ingeborg Kaiser

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