Bollack-Bourdieu : au combat !

En 1971, Mayotte Bollack, Jean Bollack et Heinz Wismann publient « La Lettre d'Épicure » aux éditions de Minuit, dans la collection « Le sens commun » que dirige Pierre Bourdieu. Cette parution remua considérablement les études de philologie classique.

De Stéphanie Cudré-Mauroux

Das Textmanuskript von «Lettre à un président» von Jean Bollack und der Brief mit dem Kommentar von Pierre Bourdieu vom 6.11.1972.
Manuskript der «Lettre à un président» von Jean Bollack und Briefkommentar von Pierre Bourdieu vom 6.11.1972.
© NB, Simon Schmid

Certaines amitiés fascinent ; il y a des conversations auxquelles on aurait aimé assister. C’est en train qu’il aurait fallu se trouver pour entendre Jean Bollack et Pierre Bourdieu, car les wagons du Paris-Lille furent les premiers lieux de leurs échanges (deux heures et demie à l’aller, autant au retour ; beaucoup de professeurs nommés pendulaient entre Lille et Paris). Ces trajets favorisaient les conversations. De 1961 à 1964, Pierre Bourdieu est maître de conférence à Lille ; Jean Bollack, y était professeur depuis 1958. Leurs échanges prennent rapidement un tour intense et complice ; ils se rejoignent, notamment sur les questions d’enseignement et sur les conditionnements sociologiques des étudiants et des professeurs dont souffre l’Université. Jean Bollack soutient son ami lorsque Bourdieu prépare ses deux premières enquêtes d’envergure auprès des étudiants entre 1961 et 1963. Et c’est Bourdieu qui accueille son édition d’Empédocle, ainsi qu’un Épicure controversé chez Minuit.

Ce dernier livre – un classique – est perçu par certains professeurs « ancien-régime » non seulement comme transgressif, mais aussi irrespectueux de la tradition philologique. On assiste alors à une querelle des Anciens et des Modernes mâtinée de « slogans post-mai 68 ». Sous couvert de contestation philologique, c’est en réalité un ébranlement en profondeur des études classiques qui se dessine.

Fin 1972, Pierre Boyancé ouvre les hostilités et publie une violente attaque de 26 pages denses contre Bollack dans la Revue de philologie ; en face, la défense et la contre-offensive s’organisent : réponse de Bollack par un long entretien dans Le Monde (14.12.1972) et par la publication, chez Minuit toujours, de la Lettre à un président (37 pages). La querelle se transportera aussi dans L’Express et d’autres revues.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les encouragements encore inédits de Bourdieu à Bollack : « Je suis sûr que vous faites une bonne chose en publiant ce texte. N’hésitez pas. Il est très beau et très bon » écrit-il le 6 novembre 1972, après avoir lu, sur manuscrit, la Lettre à un président. Bien plus, il commente l’attaque de Boyancé et suggère à Bollack quelques aménagements ou idées pour rendre sa réponse plus cinglante. Comme toujours entre eux, le ton de franchise et d’exigence domine, assorti d’un lexique combatif : « il faut combattre », « c’est la guerre », « utilisez ces armes-ci », etc. Cette identité lexicale n’étonnera pas les spécialistes des deux savants. L’heure était alors au débat ; l’université traditionnelle, celle des « cuistres », était vent debout contre les changements que chacun proposait pour sa discipline. Dans Au jour le jour, Bollack résume la chose ainsi : « Bourdieu a mené un combat sans merci contre la fausse science, combat que je partage ; ce sont toutes les usurpations dans les pistes tracées (prétracées) qui nous entourent et nous étouffent. »

Bourdieu livre dans la lettre en deux pages que nous reproduisons une étude de texte acérée et dénonce chez Boyancé les « marqueurs de la pseudo autorité » : « il est naturel », « il est clair », « contre l’évidence », « imposé à tous »… Il relève, quand Boyancé critique le « conservatisme de M. Bollack », une « autre stratégie typiquement petite bourgeoise : doubler à gauche ».

En 1965, la critique littéraire avait connu l’affaire Barthes-Picard ; en 1972, c’est au tour de la philologie classique de s’embraser avec le duel Bollack-Boyancé.

Auf in den Kampf (PDF, 380 kB, 27.08.2018)Der kleine Bund, Finale, Freitag, 24. August 2018

Contact spécialisé
Dernière modification 27.08.2018

Début de la page

Contact

Bibliothèque nationale suisse
Archives littéraires suisses
Hallwylstrasse 15
3003 Berne
Suisse
Téléphone +41 58 462 92 58
Fax +41 58 462 84 08
Courriel

Imprimer contact

https://www.nb.admin.ch/content/snl/fr/home/portrait/als/points-de-vue/einsichten---aussichten-2018/aucombat.html