Voir et être vu autrement dans le Loèche-les Bains des années 1950.
La présence d’une machine à écrire aurait déjà semblé prodigieuse. En effet, seul l’« étranger dans le village » en possède une, emportée pour son séjour à Loèche-les-Bains. Plus excitant encore : le propriétaire de l’objet tant admiré est un Noir, un prodige vivant. Des exclamations, « Neger, Neger », retentissent, dès que James Baldwin se promène dans le petit village de montagne ou s’assied « plus de cinq minutes au soleil ». Parce qu’ils viennent d’enfants et sont d’un autre temps, ces cris sans gêne peuvent sembler excusables.
On pourrait aisément lire le texte d’à peine vingt pages comme une anecdote, une curiosité de l’Histoire. Lorsqu’il décrit les regards posés sur lui par les villageois ou ses propres regards sur la petite communauté, Baldwin nourrit habilement cette tentation. Mais, tout comme les gens de Loèche-les-Bains n’ont pas su tout voir au premier coup d’œil (l’homosexualité de Baldwin n’apparaît pas explicitement dans le texte), le lecteur découvre peu à peu les multiples niveaux du texte. Les réflexions de Baldwin sont profondes, et dépassent l’évidence des choses.
Elles prennent pour point de départ une église, où un petit nègre reçoit l’aumône de fidèles afin que, en Afrique, des âmes noires soient vendues. Elles mènent aux conquêtes et aux conquis, et reviennent aux villageois et à leurs racines : « Leurs chants d’église et leurs danses sont inspirées de Beethoven et de Bach. Il y a quelques siècles, leur civilisation atteignait son apogée. Moi, j’étais en Afrique et je voyais venir les colons. » L’expression « Neger, Neger » produit sur Baldwin une autre impression que « Nigger, Nigger » : « Ici, je suis un étranger. Mais en Amérique, je suis chez moi et le même terme y renvoie à la discorde qui a éclaté, à cause de ma présence, dans l’âme américaine. » Et parce qu’il est Américain, son analyse débouche, à la lumière des rapports entre les Blancs et les Noirs en Amérique, sur l’esclavagisme. Dans un passé lointain, « lorsque les Américains n’étaient pas encore tout à fait Américains, mais d’insatisfaits Européens, confrontés à un vaste continent qu’ils n’avaient pas encore conquis, arrivés peut-être par hasard sur une place de marché où, pour la première fois de leur vie, ils voyaient des hommes et des femmes de couleur. »
Depuis la publication originale du texte anglais, en 1955, on a beaucoup réfléchi, écrit et lu sur cette thématique. Dans sa forme romanesque, la voix de Baldwin continue à jouer un rôle important. Dans ce petit essai, elle nous surprend en résonnant dans le décor des montagnes valaisannes.
Une Suissesse blanche du XXIe siècle comme moi ne « comprendra » pas vraiment ce texte, écrit par un Américain noir du siècle dernier, même si elle le lit plusieurs fois. Moi-même, je n’ai pas su tout voir dès ma première lecture : comment, de page en page et grâce au merveilleux travail d’édition, le portrait de l’auteur naît du contraste entre les points noirs et le fond blanc. Et comment l’auteur, une fois la lecture terminée, regardera la lectrice avec un air moqueur et la tête légèrement penchée, pour lui demander : « Alors, as-tu vraiment compris ? »
James Baldwin, «Stranger in the village» bei Beacon press, Boston, Massachusetts 1955
Ruth Büttikofer
Cheffe suppléante du Service Marketing
Dernière modification 09.05.2019