Première lettre de Romain Rolland après le début de la Grande Guerre.
par Denis Bussard
Les archives de Paul Seippel (1858-1926), offertes à la BN en 1986, contiennent des lettres d'écrivains prestigieux. Le professeur de littérature française à l'EPF de Zurich doit surtout ces missives à son poste influent de journaliste culturel et de rédacteur au Journal de Genève. Il s'agit alors le plus souvent de remerciements, d'envois de livres, ou de demandes de collaboration. Mais il arrive parfois qu'une amitié durable naisse d'un compte rendu élogieux. Ce fut le cas avec Romain Rolland. « [Seippel] fut le premier qui vint me tendre la main, dans ma solitude du Boulevard Montparnasse, au berceau de Jean-Christophe, dont il fut un des parrains et l'annonciateur au public européen. Depuis, cette main loyale n'a pas lâché la mienne », dira Rolland en 1926, évoquant le premier article que Seippel lui consacra le 2 juillet 1905. Les quelque trois cent cinquante lettres que les deux amis échangèrent en vingt ans sont encore très largement inédites - seuls Sven Stelling-Michaud, au milieu des années 1960, et Hans Marti, auteur d'une monographie sur Paul Seippel, en publièrent des extraits.
La lettre que nous présentons ici est singulière à plusieurs titres. Très peu connue, elle est la première que Rolland envoie, le 17 août 1914, à son ami genevois, et directeur par interim du Journal de Genève, après le début de la Grande Guerre. Le Français assiste au déclenchement des hostilités depuis la Suisse où, fidèle à ses habitudes, il vient passer l'été depuis 1882 ; l'année 1914 ne fait pas exception : on le retrouve à Vevey, dès le début du mois de juin. Il désire alors voir Tell, la pièce de René Morax au Théâtre du Jorat, et assister aux festivités du centenaire à Genève (entrée du canton dans la Confédération). Il reprend également son dernier texte, Colas Breugnon, dont il espère la publication en automne, et vit une passion amoureuse avec Thalie, jeune actrice américaine venue le rejoindre sur les bords du Léman. C'est dire que le début du « grand égorgement » - bien qu'il s'attende à une guerre franco-allemande depuis longtemps - le surprend et le tire de sa rêverie. Non mobilisable en raison de son âge (il a alors 48 ans) et de sa santé fragile, l'auteur de Jean-Christophe décidera de rester en Suisse, afin de se tenir à l'écart de la fureur guerrière qui embrase l'Europe et de « maintenir la clarté de [sa] vision et [sa] pleine liberté ».
Les correspondances de Rolland publiées jusqu'ici s'interrompent généralement durant le mois d'août ; les difficultés de communication et la mobilisation de certains de ses plus proches amis expliquent en partie ce silence. Mais ce sont surtout l'abattement et les
« cruelles angoisses, les premiers jours où il a fallu chercher [sa] voie au milieu de ce champ de bataille », qui justifient le retrait de Rolland. À l'exception de son Journal des années de guerre, auquel il se confie, cette lettre à l'en-tête du Park-Hôtel Mooser de Vevey constitue ainsi une des premières « prises de parole » du Français, un mois exactement avant la remise au Journal de Genève du texte Au-dessus de la mêlée qui fera de lui un écrivain
« politique » et un des pacifistes les plus importants du XXe siècle. Cet envoi du 17 août 1914 contient d'ailleurs en germe des idées que Rolland exposera dans son célèbre article : condamnation du militarisme prussien, à quoi viendra s'ajouter celle des « trois aigles rapaces, [des] trois Empires », et de l'impérialisme en général ; renouvellement d'une société occidentale qu'il juge très sévèrement - dans La Révolte (1906-1907) et La Foire sur la place (1908) - et résurrection de l'héroïsme, de la foi et du « don absolu de soi aux idées éternelles » qu'il observe dans le peuple ; revendication d'une volonté et d'un pouvoir individuels contre la (prétendue) fatalité de la guerre. Mais on découvre surtout, dès août 1914, ce qui formera l'ossature de son pacifisme, à savoir le refus de la haine et l'idéal humaniste supranational : « Je suis incapable de haïr aucune race ; et, quel que soit le vainqueur, le vaincu sera l'Europe, - notre vraie patrie. »
Souvent mal comprise par ses contemporains, la position de Rolland, tout à la fois radicale et complexe, lui vaudra de violentes attaques des écrivains nationalistes français (Barrès et Massis en tête). Il trouvera heureusement en Paul Seippel non seulement un ami et un confident, mais également, comme en témoigne la dédicace qui orne le recueil Au-dessus de la mêlée de 1915, son « fidèle défenseur ».
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