Le carnet de bal de Grisélidis Réal

Grisélidis Réal, "écrivain, peintre, prostituée", utilisait un carnet noir pour lister ses clients réguliers. Ce carnet a acquis, depuis 1979, une identité littéraire.

Par Stéphanie Cudré-Mauroux

Simon Schmidt, ©Bibliothèque nationale suisse
Simon Schmidt, ©Bibliothèque nationale suisse

D'aspect, c'est un petit carnet noir comme on en trouve beaucoup dans les archives : un simple répertoire de 10,5 x 14,8 cm, aux onglets jaunes ornés, de A à Z, des lettres de l'alphabet imprimées alternativement en rouge et en noir... Son usage est pourtant loin d'être ordinaire. Il est intitulé « ‒ clients ‒ » et c'est le livre de bord de « Grisélidis Réal dite 'Solange', Genève », prostituée et écrivain aujourd'hui célèbre. Il fut son outil de travail de 1977 à 1995, l'accompagnant pendant une grande partie de ses années de prostitution ; c'est le registre de ses clients réguliers.

La liste a été tenue pendant cette période au stylo-bille noir, agrémentée seulement, sur le côté gauche, de numéros inscrits en rouge, allant de 1 à 11. Ces chiffres, mystérieux à la première lecture, matriculent simplement les habitués du même nom : un seul Tonio pour onze Pierre ! Le contenu du carnet est connu des lecteurs francophones depuis plus d'un quart de siècle, puisqu'il fut publié une première fois en 1979 dans la revue souvent qualifiée d'avant-garde de Jacques Vallet, Le Fou parle, une deuxième fois en 1981 dans le volume de Jean-Luc Hennig, Grisélidis, courtisane, et enfin, en 2005, aux éditions Verticales avec une préface, « Trente ans de métier », rédigée par l'auteur quelques mois avant son décès.

Chacune des entrées commence par un prénom masculin, souligné, se poursuit par un rapide descriptif (« genre grande brute sensible », « Noir de Madagascar extrêmement intelligent », « Gros Espagnol marrant, dévotieux, tout simple, honnête », « Musicien particulièrement chouette », « gros cochon, en veut pour son fric »...). Viennent ensuite les caractéristiques des parties sexuelles de chacun, leurs goûts, ce qui les fait arriver à l'extase, du plus normé au plus fantasque, avec force détails et précisions. C'était, pour Grisélidis Réal qui a toujours exprimé le souci du travail bien fait, un aide-mémoire indispensable ; « La seule Prostitution authentique, écrit-elle, est celle des grandes artistes techniciennes et perfectionnistes qui pratiquent cet artisanat particulier avec intelligence, respect, imagination, cœur, expérience et volontairement, par une sorte de vocation innée [...] ».

Simon Schmidt, ©Bibliothèque nationale suisse
Simon Schmidt, ©Bibliothèque nationale suisse

Ce qui frappe dans ces proses courtes, souvent en style télégraphique, c'est l'art, l'efficacité et la précision du portrait : en trois ou quatre lignes enlevées, Réal parvient à rassembler ce qui lui permet d'identifier et, surtout, de satisfaire ses clients qu'elle « marque » ainsi « de toute éternité  ». La visée n'est ni graveleuse, ni obscène ; ça n'est pas non plus une prose érotique. Seule une précision crue et technique est de mise, ‒ l'humour n'étant pas absent, à l'occasion, lorsqu'elle note que François « baise à la Papa-Maman », ou que tel autre « commente la Bible » pendant les séances ! Les plus prosaïques des situations sont capables de convoquer le poétique, ‒ ainsi une « voiture crépusculaire » lui amène Micky de Londres, quand ce n'est pas ce « Simenon à lunettes » qu'il faut laisser « jouer et fioriturer »...

Ce carnet noir a été publié en revue et dans des maisons d'éditions littéraires qui ont ainsi reconnu et salué l'écrivain. Le brouillage des genres, la place accordée au « mineur » dans les revues d'avant-garde des années 70 comme Tel Quel ou TXT, la contestation de la suprématie des arts dits majeurs, ont permis, non seulement l'édition d'un tel texte, mais sa reconnaissance par des lecteurs exigeants. De nouvelles instances, acquises au jeu des subversions et au télescopage générique, accueillirent ces notes d'un écrivain et prostituée.

 

On peut découvrir ce répertoire d'adresses, ainsi que des carnets de Roland Jaccard, et d'autres documents provenant des Fonds des Archives littéraires suisses, du 14 au 26 novembre 2016, lors de l'exposition de cabinet, « Érotisme et modernité ?», à la Bibliothèque nationale Suisse.

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