La querelle de « La Voile latine » (1910-1911)
Par Fabien Dubosson et Denis Bussard
Tout semblait pourtant avoir bien commencé entre ces deux auteurs qui, depuis 1904, animent avec d'autres jeunes gens prometteurs - parmi lesquels Ramuz, Alexandre Cingria et Robert de Traz (dès 1906) - une revue littéraire, La Voile latine, qui tranche par son ton et sa modernité dans le paysage culturel romand. Mais derrière l'unanimité de cette jeune génération d'écrivains se cachent de profondes dissensions, à la fois personnelles et idéologiques. On y trouve en effet deux tendances antagonistes : les « latins » (les frères Cingria, Ramuz dans une moindre mesure), hantés par l'art classique, le catholicisme et un passé romand mythique, d'origine prétendument burgonde, s'opposent aux « Helvétistes » (Reynold et de Traz), qui revendiquent une culture proprement suisse, par-delà les différences linguistiques et confessionnelles. Ces deux groupes se battent aussi pour leur prééminence à l'extrême droite du champ politique : ils veulent être chacun l'expression, sur sol suisse, du jeune mouvement idéologique de l'Action française.
Dans cette lutte complexe, ce sont les « Helvétistes » qui parviennent dans un premier temps à s'imposer au sein de La Voile latine. Les frères Cingria supportent de moins en moins bien cette prise de pouvoir, dans une revue dont ils sont les principaux fondateurs. Une querelle ouverte les oppose assez vite à Reynold et de Traz. Elle vire même à l'aigre à la fin de l'année 1910 : censure, lettre d'insultes, envoi de témoins, réconciliation provisoire... De Traz est poursuivi dans les rues de Genève par Charles-Albert, un bâton de ski à la main ; Reynold envisage un duel, avant d'y renoncer. Cette querelle a une valeur quasi inaugurale dans la littérature romande, mais elle n'est pas dépourvue non plus, on le voit, de moments grand-guignolesques.
Peu de traces matérielles subsistent cependant, hormis les témoignages des protagonistes - et deux documents conservés par les ALS : un télégramme de Charles-Albert de novembre 1910, qui se veut signe d'apaisement après l'envoi de témoins par Gonzague, et la copie de la lettre que ce dernier lui envoie en réponse. Lettre faussement apaisante : si l'aristocrate accepte les excuses de son confrère, qui lui avait adressé une missive insultante le traitant de « force malfaisante », il en profite pour régler quelques comptes avec lui.
La haine couvait en fait sous les excuses. Après la publication d'articles « helvétistes » controversés, La Voile latine est finalement liquidée en janvier 1911. Enfin, deux mois plus tard, une allusion fielleuse de Gonzague dans une interview pour un journal genevois rallume de plus belle la querelle, et finit par le coup de poing de Genève. Les propos du comte révélaient en fait une xénophobie alors très à la mode, dont Charles-Albert, d'origine « levantine », faisait les frais : « il est facile d'apercevoir l'influence de ses hérédités étrangères sur ses idées présentes. Ces idées sont, vous l'avez entendu, anti-helvétiques, donc dangereuses. » À court d'arguments et lui-même tenté par l'extrémisme politique - celui des combats de rue -, Cingria utilisera la force de ses poings pour répondre à l'extrémisme policé du comte fribourgeois. Et pour quelques décennies, ce fut la littérature romande qui en resta un peu sonnée.
Sources :
Alain CLAVIEN, Les Helvétistes. Intellectuels et politique en Suisse romande au début du siècle, Éditions d'en bas, 1993.
Pierre-Olivier WALZER, Le sabordage de "La Voile latine", Éditions de L'Âge d'Homme, 1993.
Informazioni complementari
Une avant-garde d'arrière-garde : « La Voile latine » (1910-1911) (PDF, 73 kB, 17.03.2016)Une exposition des Archives littéraires suisses
14 au 29 mars 2016
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